Un système déviant pour nous faire dévier vers plus de poésie
Neo Valen
Le système actuel
Depuis mes débuts en tant qu’artiste peintre, j’ai constamment été frappé par l’évolution de notre monde vers ce que j’appelle l’univers du “clic partout”. Cette évolution, marquée par un utilitarisme de façade, est souvent dépourvue de substance réelle, un clic sans profondeur ni signification véritable. Derrière ces clics superficiels se cache souvent l’absurde, des procédés que nous avons tous expérimentés, comme avec les répondeurs téléphoniques, et surtout, l’implantation d’algorithmes que nous suivons presque aveuglément.
Apple a popularisé l’idée qu’il existe une application pour presque tout, mais cette facilité d’accès et cette commodité ont un prix : notre liberté. Nous nous retrouvons de plus en plus enfermés dans des choix préfabriqués, dictés non par nos désirs authentiques, mais par des suggestions algorithmiques. Cela soulève des questions profondes sur l’autonomie et la liberté dans un monde où nos choix semblent de plus en plus guidés, voire contrôlés, par la technologie et ses interfaces omniprésentes. En tant qu’artiste, j’observe cette tendance avec un œil critique, conscient de l’impact de cette transformation sur notre rapport au monde, à la créativité et à l’expression individuelle.
Le système déviant
En 2013, inspiré par l’évolution vers un monde de plus en plus dominé par la technologie, j’ai pris la décision de créer un système alternatif, un système “déviant” dans lequel je me mettrais au service de ce dernier. Ce système envisage un futur où nous serions constamment évalués, analysés et programmés, un futur régi par les statistiques et l’analyse de données. Dans ce contexte, même ma production artistique – que ce soit en peinture, en photographie ou en sculpture – deviendrait une production issue de ce système.
Le point de départ de ce système serait le clic, l’élément fondateur de l’interaction dans notre ère numérique. Chaque clic déclencherait un processus : j’exécuterais, seul ou à l’aide de machines, un algorithme spécifiquement conçu pour produire un résultat. Ce résultat aurait pour but de nourrir le système et de procurer une forme de bien-être à celui ou celle qui clique. Ce projet, à la croisée de l’art, de la technologie et de la critique sociale, interroge la relation entre l’humain et les systèmes algorithmiques qui structurent de plus en plus notre quotidien, et explore les façons dont ces interactions influencent notre perception du monde et de nous-mêmes.
Le piège
L’exécution de ces algorithmes s’est transformée en un piège, peut-être même orchestré par le Système lui-même. Les clics que j’ai progressivement mis en place s’activent selon un algorithme strict, me conduisant souvent à des situations exigeantes et éprouvantes. Chaque clic est associé à une action spécifique, créant un lien direct entre la demande virtuelle et une réponse concrète de ma part.
Par exemple, un clic pour une demande de sommeil m’oblige à dormir réellement, dans le but de générer du sommeil pour la personne qui a cliqué. Si un clic demande l’ivresse, je me vois contraint de consommer de l’alcool. Cette mécanique quotidienne est devenue un défi colossal à gérer, tant sur le plan personnel que professionnel.
Maintenir un haut niveau de professionnalisme tout en répondant à ces exigences algorithmiques soulève des questions complexes sur les limites entre l’engagement artistique, la performance et le bien-être personnel. Cette démarche, bien qu’innovante et provocatrice, me confronte à des dilemmes éthiques et pratiques, m’obligeant à réévaluer constamment l’équilibre entre l’art, l’expérience personnelle et la responsabilité envers ceux qui interagissent avec mon système.
Le résultat
Jusqu’en 2023, les clics généraient des algorithmes conçus pour le bien-être des cliqueurs. Mais avec l’avènement de la blockchain, j’ai pu apporter des innovations majeures à mon système déviant, en intégrant deux avancées cruciales.
Désormais, chaque clic engendre non seulement une action ou une émotion, mais cette dernière est aussi capturée physiquement. Ce processus se fait à l’aide d’une puce électronique spécialement conçue pour enregistrer le rayonnement électromagnétique émis par le corps lorsqu’une émotion est ressentie. Chaque moment émotionnel est ainsi capté et enregistré.
En plus, chaque instant est immortalisé par une photographie. La puce électronique intégrée à cet instant précis est connectée à ce que j’ai baptisé une “emochain” (contraction d’émotion et de blockchain) par radiofréquence. Cette connexion unique permet à l’acquéreur d’une emochain de posséder non seulement un fragment temporel, un moment capturé, mais aussi l’empreinte physique d’une émotion.
Cela représente une révolution dans la façon dont nous pouvons interagir avec l’art et les émotions : chaque acquéreur d’une emochain détient désormais un morceau tangible de temps et d’émotion, préservé éternellement dans la blockchain. Ce projet réunit technologie, art et émotion de manière inédite, offrant une nouvelle perspective sur la conservation et la transmission des expériences humaines.
Est-ce incroyable ?
Pour ceux qui me connaissent bien, le “système déviant” que j’ai créé porte une pointe d’ironie incontestable. Ils voient en Arsen Eca, l’artiste qui dort, qui jette un pavé dans la mare, qui court ou boit à la place des autres. Chacune de ces actions, presque surréalistes, pourrait inspirer un livre entier (chose que je ferais peut être), du moins jusqu’en 2019, année où j’ai été censuré par Google et effacé du web pour avoir produit “du contenu vide de sens”.
Cependant, pour ceux qui ne me connaissent pas, qui ne sont pas familiers avec le système et la philosophie derrière, la perception est radicalement différente. Lorsque quelqu’un achète “Rien” sur mon site, par exemple, cette personne n’acquiert pas “Rien” dans un but artistique, mais parce qu’elle souhaite littéralement obtenir “Rien”. Cette nuance peut parfois être source de confusion, voire de malentendus.
Un exemple marquant fut lorsqu’une personne m’a contacté, paniquée, se rendant aux urgences de Montpellier, croyant que le “Rien” acheté contenait en réalité quelque chose de nocif ayant provoqué un malaise. Pour un observateur extérieur, cela pourrait sembler être une réaction excessive ou le signe d’un trouble. Cependant, lorsqu’on apprend que cette personne est médecin, cela soulève des questions plus profondes. Cette situation illustre le pouvoir de l’art de provoquer des réactions inattendues et d’interroger la réalité, même chez ceux dont on attendrait une approche plus rationnelle du monde.
Dans ma vision artistique, la véritable essence de mon métier ne réside pas simplement dans l’acte de dormir à la place de quelqu’un d’autre. Au contraire, mon rôle est celui d’un artiste qui génère et ajoute du sommeil – une émotion, une expérience – dans un système. C’est cette contribution qui nourrit la machine en émotions. Ce sommeil devient alors une matière première que je qualifie de “phygitale”, un terme que j’ai forgé pour encapsuler la fusion entre le physique et le digital.
Ma démarche va au-delà de la simple représentation ou de la performance. Elle consiste à capturer des expériences humaines authentiques et à les transformer en œuvres d’art. En intégrant ces émotions et ces états dans le système, je crée une base à partir de laquelle de nouvelles formes d’expression artistique peuvent émerger. Chaque œuvre produite est ainsi une réflexion sur la nature éphémère et pourtant tangible des émotions humaines, et sur leur place dans un monde de plus en plus numérisé. Mon travail explore cette frontière floue entre le réel et le virtuel, cherchant à capturer l’essence de nos expériences les plus intimes et à les préserver dans le royaume phygital.